Ce carreau de céramique safavide à décors polychromiques, datant du XVIIe siècle et provenant d’un atelier de Kirmân ou Ispahan constituait le lot 196 de la vente du 7 juillet 2023 chez ADER. Le carreau est de taille modeste et n’excède pas les 17 cm de longueur.
Au centre de ce carreau est peint un buste d’échanson. Celui-ci tient une coupelle assez évasée, sans pied. Le jeune homme possède des traits fins, une petite bouche et des yeux en amande. On remarque également qu’il est coiffé d’une sorte de bonnet à rayures jaunes et orangées avec une extrémité en pointe verte ainsi qu’un ruban vert autour de son front. Le vert du bonnet rappelle celui du col de la tunique. Celle-ci possède des motifs de fleurs bleu et blancs sur fond orange. Le jeune homme possède une boucle d’oreilles. Elle est formée de trois losanges de plus en plus petits et se termine par une forme plus allongée. On remarque qu’une longue mèche de cheveux bouclés dépasse du bonnet et semble voler au vent donnant une impression de mouvement. Le jeune homme se détache sur un fond crème où sont peintes des fleurs jaune et orange, rappelant les couleurs de la tunique et du bonnet. Les fleurs sont accompagnées de végétation. Une première couronne polylobée jaune entoure l’ensemble constitué par l’échanson et les fleurs. Cette première couronne est assez fine et est elle-même surmontée d’une deuxième couronne polylobée bleue qui se développe jusque dans les quatre coins du carreau. Dans ces coins, on retrouve la même composition : des écoinçons avec des côtés bleus et un fond blanc, dans lequel on retrouve une sorte de fleur bleue. La fleur ne reprend pas le modèle déjà présent sur le carreau mais adopte une forme de champignon, assez évasée sur le bas et formant une pointe sur le haut.
Les couleurs utilisées pour ce carreau sont majoritairement le bleu, le jaune et l’orange, avec des touches de vert et de blanc. Ces coloris sont inhabituels pour les ateliers iraniens jusqu’au XVe siècle. Le carreau est réalisé en pâte siliceuse, que l’on recouvre d’un engobe blanc colorant ainsi le fond de la pièce. Elle subit une première cuisson dite « de dégourdi » après séchage. Après cette première cuisson, les motifs polychromes sont peints et la pièce reçoit une glaçure transparente à la suite de laquelle une deuxième cuisson intervient.
Ce carreau de céramique a été réalisé durant la période safavide. Cette dynastie, qui adopte la doctrine chiite, domine la Perse pendant plus de deux siècles, de 1501 à 1722. Le premier siècle de domination safavide est marqué par de nombreux problèmes aux frontières, en particulier avec les Ottomans. Ce sont ces conflits qui poussent Shah Tahmasp à changer de capitale. En 1555, il délaisse Tabriz pour s’installer à Qazvin. En 1588, Shah Abbas Ier, monte sur le trône et déplace à nouveau la capitale en 1598 à Ispahan. Il y entame de grands travaux d’urbanisme. Les carreaux de céramique deviennent alors le moyen le plus rapide de décorer de grandes surfaces pour les bâtiments publics ou religieux. On peut donc supposer que ce carreau de céramique faisait partie d’un ensemble ornant une pièce d’un palais.
Cette seconde partie de la domination safavide est considérée comme l’âge d’or de la dynastie. Les arts du livre y sont particulièrement développés et sont la plupart du temps résumés à un artiste proche de la cour : Reza Abbasi (1565-1635). Son style devient le modèle pour les autres peintres et se constitue comme standard de la peinture du XVIIe siècle. Actif de 1587 à 1637, il peint des silhouettes en S, dessine les figures avec des petites bouches, des yeux effilés, un nez droit et un visage rond. Ces différentes caractéristiques se retrouvent chez l’échanson représenté sur le carreau. Il existe donc un lien entre les peintures de manuscrits et les motifs représentés sur les céramiques. Le maître réalisant la composition est considéré comme un naqqâsh, c’est-à-dire un peintre, au même titre que les membres du ketâbkhâne, bibliothèque-musée-atelier où l’on conserve et crée les livres et les images. Le lien entre la production de céramique à décor polychrome et les arts du livre se confirme avec la réalisation de bustes d’individus que l’on retrouve dans les albums à partir de la fin du XVIe siècle. Cette tendance provenant d’Europe devient populaire dans tout le XVIIe siècle et parcourt ainsi les manuscrits mais également la céramique.
Il est difficile d’attribuer un lieu de fabrication à ce carreau. Il semble se rattacher aux céramiques dites « de Koubatcha » étant donné son registre décoratif. De plus, le carreau appartient à une série dont un très grand nombre a été découvert au XIXe siècle dans la ville de Kubachi dans le Daghestan, à l’ouest de l’empire safavide. Les spécialistes affirment toutefois que la production de ces céramiques n’est pas liée à ce lieu de découverte. Les analyses pétrographiques nous permettent d’envisager une production plus proche d’Ispahan. L’inspiration de la peinture de manuscrits des ateliers royaux pourrait également être un élément en faveur d’une production proche d’Ispahan. A quelques kilomètres de la ville, on retrouve le village de Qumisha réputé pour sa production de céramique polychrome à décor figuré. Il est possible que ce carreau de céramique se rattache à ce lieu de production.
Il existe trois séries dans la céramique dite « de Koubatcha » dont une à décors polychromes sur fond blanc ou ivoire à base de bleu de cobalt, de vert de cuivre et réhaussée de couleurs comme le jaune d’antimoine ou le rouge de fer. On reconnaît dans cette description les caractéristiques du carreau de céramique. Ces couleurs ne sont pas sans rappeler celles utilisées par les ateliers d’Iznik. Selon Marilyn Jenkins, cette céramique « de Koubatcha » aurait agi comme vecteur de transmission de style entre l’empire ottoman et l’Iran safavide.
On retrouve, au Musée du Louvre, quatre carreaux rassemblés par leur proximité stylistique (n°inv. AD 27812, AD 27813, AD 27814, AD 27816). Ils sont renseignés comme provenant du Daghestan ou d’Ispahan et datés du XVIe et XVIIe siècle. Ces quatre céramiques à pâte siliceuse et peintes sous glaçure possèdent la même composition que notre carreau : une figure en buste tenant soit une coupelle pour les femmes, soit une fleur pour les hommes avec autour une couronne polylobée bleue. Ces motifs sont représentatifs de la poésie persane, à l’exemple du Divân de Hâfez et du Khamse de Nizami, dont les thématiques sont centrées sur l’amour, l’attente lascive de l’être aimé et possèdent également un lien avec la mystique.
Carreaux à décor de personnages, Iran, 1600-1615, céramique, décor polychrome peint sous glaçure transparente incolore, conservés au Musée du Louvre, Paris (n°inv. AD 27812, AD 27816).
Le carreau de céramique peut également être rapproché d’une série de plats possédant les mêmes décors polychromiques et étant rattaché à la céramique dite « de Koubatcha ». On remarque que les motifs inspirés des arts du livre se diffusent largement dans la production artistique. On retrouve sur ce plat en céramique datant du XVIe siècle, un portrait en buste d’un homme portant une tunique semblable à celle de l’échanson sur le carreau ainsi que des gerbes de fleurs orangées et jaunes qui entourent la figure.
Plat au jeune homme entouré de fleurs. Iran, XVIe siècle, céramique, décor peint sur engobe sous glaçure transparente, conservé au Musée du Louvre, Paris (n°inv. AD 27782).
Mathilde Morel
Bibliographie
ADER & NORDMANN, Archéologie et art de l’Islam et de l’Inde dont la collection Philippe Magloire, Paris, 7 juillet 2023, lot 196, p.116. URL : cdn.drouot.com/d/catalogue?path=97/139189/627-catorientWEB.pdf
BRUNHAMMER Yvonne, « Céramique dite de Koubatcha », Cahiers de la céramique et des arts du feu, n° 5, 1957, p. 24-34.
HELLAL Salima (dir.), AUBE Sandre (dir.), BRAC DE LA PERRIERE Eloïse (dir.), Les arts de l’islam au musée des Beaux-Arts de Lyon, Gand, Snoeck, 2023.
MAKARIOU Sophie (dir.), Les arts de l’islam au musée du Louvre, Paris, Louvre éditions, 2012.
MELIKIAN-CHIRVANI Assadullah Souren, Le chant du monde : l’art de l’Iran savafide, 1501-1736, Paris, Musée du Louvre éditions, 2007.
SOUSTIEL Jean, La céramique islamique, Paris, Editions Vilo, 1985.
Sakip Sabanci Müzesi, Istanbul, 2008. Istanbul, Isfahan, Delhi : Three Capitals of Islamic Art, Masterpieces from the Louvre Collection. Catalogue d’exposition (Istanbul, Sakip Sabanci Müzesi, 19 février – 1 juin 2008). Istanbul : Sakip Sabanci Müzesi.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
apam (22 janvier 2025). Un carreau de céramique dit « de Koubatcha » à décor de portrait d’échanson, Iran safavide, Daghestan, XVIIe siècle. APAMi. Consulté le 28 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/134le
Une réflexion sur « Un carreau de céramique dit « de Koubatcha » à décor de portrait d’échanson, Iran safavide, Daghestan, XVIIe siècle »